Read La Loi des mâles Online

Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

La Loi des mâles (12 page)

BOOK: La Loi des mâles
5.1Mb size Format: txt, pdf, ePub
ads

Philippe l’informa de sa prise de
régence et l’assura de son entier dévouement.

— Oh ! oui, mon frère,
oh ! oui, murmura-t-elle, aidez-moi !

Elle voulait dire, sans bien savoir
comment s’exprimer : « Aidez-moi à vivre, aidez-moi à me sauver du
désespoir, aidez-moi à mettre au monde cet enfant que je porte et qui est tout
ce qui me rattache désormais à la terre. »

— Pourquoi notre oncle Valois,
reprit-elle, m’a-t-il fait quitter presque de force ma maison de
Vincennes ? Louis me l’avait donnée dans son dernier souffle.

— Vous souhaitez donc y
retourner ? demanda Poitiers.

— C’est mon seul désir, mon
frère ! Je m’y sentirais plus forte. Et mon enfant naîtrait au plus près
de l’âme de son père, au lieu où elle a quitté le monde.

Philippe ne prenait aucune décision,
même secondaire, à la légère. Il regarda, à travers la fenêtre, la flèche de la
Sainte-Chapelle, dont les lignes un peu incertaines et brouillées se dressaient
devant ses yeux myopes.

« Si je lui donne cette
satisfaction, pensait-il, elle m’en saura gré, me tiendra pour son défenseur et
me laissera décider de toutes choses pour elle. D’autre part, mes adversaires
l’atteindront moins aisément à Vincennes qu’ici et pourront moins l’utiliser
contre moi. D’ailleurs, dans le douloir où elle est, elle ne saurait servir à
personne. »

— Je veux, ma sœur, vous
satisfaire en tout, répondit-il. Aussitôt que l’assemblée des hauts hommes
m’aura confirmé dans ma charge, mon premier soin sera de vous reconduire à
Vincennes. Nous sommes lundi, l’assemblée, que je fais presser, se tiendra sans
doute vendredi. Pour le prochain dimanche, vous écouterez, je pense, la messe
en votre maison.

— Je savais, Philippe, que vous
étiez un bon frère. Votre retour est le premier apaisement que Dieu m’accorde.

Au sortir de l’appartement de la
reine, Philippe rejoignit sa belle-mère et Anseau de Joinville qui
l’attendaient. Mahaut s’était prise de bec pour Bouville et arpentait, de son
grand pas d’homme, les dalles d’une galerie, devant les écuyers de garde.

— Alors, comment
est-elle ? demanda-t-elle à Philippe.

— Pieuse et résignée, et bien
digne de donner à la France un roi, répondit le comte de Poitiers de manière
que ses paroles pussent atteindre toutes les oreilles environnantes.

Puis, à mi-voix, il ajouta :

— Je ne crois pas, en l’état de
faiblesse qu’elle montre, qu’elle conduise l’enfant jusqu’à terme.

— Ce serait bien le meilleur
cadeau qu’elle pourrait nous faire, et les choses seraient plus faciles à
régler, répondit Mahaut de la même façon. Et puis l’on en finirait de toute
cette défiance et de cet appareil de guerre qui l’entoure. Depuis quand les
pairs du royaume n’ont-ils plus accès auprès de la reine ? J’ai été veuve
aussi, que diable, et l’on pouvait m’approcher pour les affaires de
gouvernement !

Philippe, qui n’avait pas encore vu
sa femme depuis son retour, accompagna Mahaut à l’hôtel d’Artois.

— Le temps de votre absence a
fort pesé à ma fille, dit Mahaut. Mais vous allez la voir fraîche à ravir. Nul
ne croirait qu’elle est à la veille de livrer son fruit. J’étais ainsi en mes
grossesses, alerte jusqu’au dernier jour.

Les retrouvailles du comte de
Poitiers et de sa femme furent émues, bien que sans larmes. Jeanne, fort
lourde, se déplaçait avec gêne, mais elle offrait tous les signes de la santé
et du bonheur. La nuit était venue, et la lueur des chandelles, seyante au
teint, estompait sur le visage de la jeune femme les marques de son état. Elle
portait un collier de corail rouge, le corail étant réputé pour son action
bénéfique sur les accouchements.

Ce fut en présence de Jeanne que
Philippe eut la conscience véritable des succès remportés et qu’il s’accorda la
satisfaction de soi-même. Entourant du bras l’épaule de son épouse, il lui
dit :

— Je crois bien, ma douce amie,
que je puis vous appeler désormais Madame la régente.

— Fasse Dieu, mon beau sire,
que je vous donne un fils, répondit-elle en s’alanguissant un peu contre le
corps maigre et robuste de son mari.

— Dieu mettrait le comble à ses
grâces, lui murmura Philippe à l’oreille, en ne le faisant naître qu’après
vendredi.

Une discussion s’ouvrit bientôt
entre Mahaut et Philippe. La comtesse d’Artois estimait que sa fille devait se
transporter au Palais dans l’instant afin d’y partager le logis de son époux.
Celui-ci était d’avis contraire et désirait que Jeanne restât à l’hôtel
d’Artois. Il avançait plusieurs arguments, fort bons en soi, mais qui ne
découvraient pas le fond de sa pensée, et qui d’ailleurs ne convainquirent pas
Mahaut. Le Palais pouvait être dans les jours à venir le siège d’assemblées
violentes et de tumultes nuisibles à une parturiente ; d’autre part,
Philippe estimait plus séant d’attendre, pour installer Jeanne au Palais royal,
que Clémence eût regagné Vincennes.

— Mais il se peut que demain Jeanne
soit empêchée tout à fait de bouger, fit remarquer Mahaut. N’avez-vous donc
point désir que votre enfant voie le jour au Palais ?

— C’est cela justement que je
voudrais éviter.

— Là, vraiment, je ne vous
comprends point, mon fils, dit Mahaut en haussant ses puissantes épaules.

Cette controverse lassait Philippe.
Il n’avait pas dormi depuis trente-six heures, avait parcouru la nuit
précédente quinze lieues à cheval, et vécu ensuite la journée la plus
difficile, la plus mouvementée de sa vie. Il sentait sa barbe pousser et ses
paupières, par instants, se fermer d’elles-mêmes. Mais il était décidé à ne pas
céder. « Mon lit, pensait-il. Que l’on m’obéisse, et que je gagne mon
lit ! »

— Prenons donc l’avis de
Jeanne. Que souhaitez-vous, ma mie ? demanda-t-il.

Mahaut avait une intelligence
d’homme, une volonté d’homme, et un souci constant d’affirmer le prestige de sa
race. Jeanne, de nature toute différente et infiniment plus réservée, semblait
jusque-là désignée par le destin à n’occuper que les secondes places, et cela
dans les honneurs comme dans les drames. D’abord fiancée à Louis Hutin pour
être donnée ensuite, par une sorte d’échange, au second fils de Philippe le
Bel, elle avait donc pu se croire un moment promise à devenir reine de Navarre
et de France, avant de se voir supplantée par sa cousine Marguerite. Mêlée du
plus près au scandale de la tour de Nesle, elle avait côtoyé l’adultère mais
sans le commettre ; et dans le châtiment, la réclusion perpétuelle lui
avait été épargnée. Or tandis que Marguerite, assassinée dans sa prison,
n’était plus que poussière, tandis que Blanche continuait de se morfondre,
toujours incarcérée, elle, à présent, avait retrouvé son époux, sa famille et
sa situation à la cour. Instruite à la prudence par son année de détention à
Dourdan, elle entendait ne rien compromettre. Il ne lui importait pas
particulièrement que son enfant naquît au Palais ; et désireuse surtout de
complaire à son mari, dont elle devinait que l’insistance se fondait sur de
solides raisons, elle répondit :

— C’est ici, ma mère, que je
souhaite faire mes couches. Je m’y sentirai mieux.

Philippe la remercia d’un sourire.
Assis dans un grand siège à dossier droit, les jambes allongées et croisées, il
s’enquit du nom des matrones et ventrières qui devaient assister Jeanne,
voulant savoir d’où chacune venait, et si l’on pouvait leur accorder toute
confiance. Il recommanda qu’on leur fît prêter serment, précaution qu’on ne
prenait d’ordinaire que pour les accouchements royaux.

« Que voilà un bon époux qui
prend grand soin de moi ! », pensait Jeanne en l’écoutant.

Philippe exigea aussi que, dès
l’instant où la comtesse de Poitiers entrerait dans les douleurs, les portes de
l’hôtel d’Artois fussent fermées. Nul n’en devait plus sortir à l’exception
d’une seule personne chargée de lui porter la nouvelle de la naissance…

— … vous, dit-il en
désignant Béatrice d’Hirson qui assistait à l’entretien. Les ordres sont donnés
à mon chambellan pour que vous puissiez me joindre à toute heure, même si je
suis en Conseil. Et s’il se trouve compagnie autour de moi, vous ne me ferez
l’annonce qu’à voix basse, sans en souffler mot à autrui… si c’est un fils. Je
me fie à vous car je me rappelle que vous m’avez bien servi.

— Et davantage encore que vous
ne le pensez… Monseigneur… répondit Béatrice en inclinant légèrement la tête.

Mahaut lança un regard furieux à
Béatrice comme pour la rappeler à l’ordre. Cette fille, avec ses airs dolents,
sa fausse naïveté, ses sournoises audaces, la faisait trembler. Mais Béatrice
continuait de sourire. Le jeu des deux visages n’échappa pas à Jeanne. Entre sa
mère et la demoiselle de parage, elle sentait une épaisseur de secrets qu’elle
préférait ne pas chercher à percer.

Elle tourna les yeux vers son mari.
Celui-ci ne s’était aperçu de rien. La nuque appuyée au dossier de son siège,
il venait de s’endormir d’un coup, foudroyé par le sommeil des victoires. Sur
son long visage, d’ordinaire sévère, paraissait une expression de douceur
attentive qui permettait d’imaginer l’enfant qu’il avait été. Jeanne, émue,
s’approcha d’un pas prudent et vint lui poser au front un baiser sans poids.

 

IX
L’ENFANT DU VENDREDI

Dès le lendemain, le comte de
Poitiers se mit à la préparation de l’assemblée du vendredi. S’il en sortait
vainqueur, nul ne serait plus en mesure, pour de longues années, de lui
contester le pouvoir.

Il dépêcha messagers et chevaucheurs
pour convoquer, comme on en était convenu, tous les hauts hommes du
royaume – tous ceux, en fait, qui ne se trouvaient pas à plus de deux
journées de cheval, ce qui offrait l’avantage, d’une part, de ne pas laisser la
situation se détériorer, et, d’autre part, d’éliminer certains grands vassaux
dont Philippe pouvait redouter l’hostilité, tels le comte de Flandre et le roi
d’Angleterre.

En même temps, il confiait à Gaucher
de Châtillon, à Miles de Noyers et à Raoul de Presles le soin de rédiger le
règlement de régence qui serait soumis à l’assemblée. S’appuyant sur les
décisions déjà acquises, on fixa les principes suivants : le comte de
Poitiers administrerait la France et la Navarre, avec le titre provisoire de
régent, gouverneur et gardien, et percevrait tous les revenus royaux. Si la
reine Clémence mettait au monde un fils, celui-ci naturellement serait roi, et
Philippe conserverait la régence jusqu’à la majorité de son neveu. Mais si
Clémence accouchait d’une fille… Toutes les difficultés commençaient à cette
hypothèse.

Car dans ce cas la couronne devait
normalement revenir à la petite Jeanne de Navarre, fille de Marguerite et de
Louis X. Mais était-elle vraiment la fille de Louis ? La cour tout
entière, durant ces journées-là, se posait la question.

Sans la découverte, provoquée par
Isabelle d’Angleterre et Robert d’Artois, des coupables amours de Marguerite,
sans la publicité du scandale, du jugement, des condamnations, les droits de
Jeanne de Navarre n’eussent pu être discutés. En l’absence d’héritier mâle,
elle devenait reine de France. Mais il pesait sur elle de lourdes présomptions
de bâtardise que Charles de Valois et Louis X lui-même s’étaient complu à
étayer, à l’occasion du remariage, et dont les partisans de Philippe en la
circonstance ne manquèrent pas de tirer parti.

— Elle est la fille de Philippe
d’Aunay, disait-on ouvertement.

Ainsi l’affaire de la tour de Nesle,
sans avoir jamais eu le caractère abominablement orgiaque et criminel que lui
prêtait l’imagination populaire, posait, deux ans après qu’elle eut éclaté, et
dans sa banale réalité d’adultère, un problème d’exceptionnelle gravité pour la
dynastie française.

Quelqu’un proposa de décider que la
couronne serait de toute manière attribuée à l’enfant de Clémence, fille ou
garçon.

Philippe de Poitiers fit grise mine
à cette suggestion. Certes, les soupçons qui entouraient Jeanne de Navarre
étaient fortement fondés ; mais on n’en possédait aucune preuve absolue.
En dépit des pressions exercées sur elle et des marchés mis en main, Marguerite
n’avait jamais signé aucune déclaration qui conclût à l’illégitimité de Jeanne.
La lettre datée de la veille de sa mort, et qui avait été utilisée au procès de
Marigny, affirmait le contraire. Il était bien évident que ni la vieille Agnès
de Bourgogne, ni son fils Eudes IV, le duc actuel, n’accepteraient de
souscrire à l’éviction de leur petite-fille et nièce. Le comte de Flandre ne
manquerait pas de prendre leur parti et sans doute avec lui le comte de
Champagne. On exposait la France au risque d’une guerre civile.

— Alors, dit Gaucher de
Châtillon, décrétons tout bonnement que les filles sont écartées de la
couronne. Il doit bien y avoir quelque coutume sur laquelle on puisse
s’appuyer.

— Hélas, répondit Miles de
Noyers, j’ai déjà fait chercher, car votre idée m’était aussi venue, mais l’on
ne trouve rien.

— Qu’on cherche
davantage ! Mettez à ce soin vos amis, les maîtres de l’Université et du
Parlement. Ces gens-là dénichent coutume pour tout, et dans le sens qu’on veut,
s’ils s’en donnent la peine. Ils remontent à Clovis pour prouver qu’on vous
doit fendre la tête, ou rôtir les pieds, ou trancher le meilleur.

— Il est vrai, dit Miles, que
je n’avais pas fait rechercher si haut. Je ne pensais qu’aux coutumes établies
depuis Hugues. Il faudrait aller voir plus anciennement. Mais nous n’avons
guère le temps d’ici vendredi.

BOOK: La Loi des mâles
5.1Mb size Format: txt, pdf, ePub
ads

Other books

We Were the Mulvaneys by Joyce Carol Oates
Sweet Victory by Sheryl Berk
Dream House by Marzia Bisognin
The Present by Johanna Lindsey
Dark Revelations by Swierczynski, Duane, Zuiker, Anthony E.
Harvard Yard by Martin, William